En une envolée lyrique, le violon aux accents slaves de Jean-Christophe Gairard et la mélancolie d’une chanson géorgienne interprétée par Romain Gourko nous transportent des rivages de la Mer Noire aux ruelles de Tbilissi, surplombées par le mont Mtatsminda.
Bonjour Jean-Christophe et Romain, bienvenue à l’Oustalet !
Pouvez-vous nous parler un peu de vous ?
R : Les premières notes que j’ai entendues ont été imprégnées de musique russe. Plus généralement, j’ai baigné durant mon enfance dans tout ce qui gravite autour des cabarets, de la musique tzigane d’Europe de l’Est et du jazz manouche. Plus tard, je me suis passionné pour la musique brésilienne et le jazz, et plus récemment pour la musique qui touche à l’image et aux spectacles. Mais aujourd’hui on est là pour parler de Mierlitsa, un duo avec Jean-Christophe Gairard, collègue musicien mais avant tout ami !
J : Je suis né dans une famille où tout le monde est musicien. Sur cinq membres de ma famille, trois jouent du violon : ma mère, mon frère et moi. La musique a toujours eu une place importante dans mon quotidien et je ne remercierai jamais assez mes parents pour cela. Mais la vie 100 % musique, la vie de musicien professionnel, j’ai dû la découvrir par moi-même, sans frein de ma famille, merci encore, mais en faisant des choix pour lesquels je n’avais pas d’exemple chez mes proches. Je ne regrette évidemment rien et l’aventure continue dans cet univers de possibilités infinies.
Et si vous nous racontiez l’histoire du duo Mierlitsa ?
On s’est rencontré en 2013 à l’occasion d’une tournée en Slovénie, Roumanie et à Istanbul avec Tchayok (ndlr : groupe de musique russe). On ne se connaissait pas du tout et donc c’était un pari de partir pour un mois dans des conditions de tournée « à l’arrache ». On était grosso modo 23 heures sur 24 ensemble pendant un mois donc c’était quitte ou double. Mais ça l’a tout de suite fait ! On en garde de très très beaux souvenirs !!
Pourriez-vous nous parler des trois morceaux que vous avez choisi d’enregistrer aujourd’hui ?
On a choisi deux chansons géorgiennes et une composition de Jean-Christophe inspirée
du style tzigane de Transylvanie.
« Luna Mtatsminda » : « Où que je sois, je chante en pensant à toi, mont Mtatsminda » (colline qui surplombe Tbilissi). C’est une magnifique chanson qui est chantée à 4 voix par le groupe Orera, un groupe de l’époque soviétique à la croisée des Frères Jacques et des Beatles. Il nous manquait donc 2 voix pour la faire sonner comme il se doit… Mais Jean- Christophe les joue au violon alto pendant qu’on chante !!!
« Lalebi » : On l’a aussi empruntée au répertoire de Orera. Elle parle de la séduction avec une touche humoristique.
« Suite din Aprilie » : c’est une composition que j’ai écrite pour un court-métrage qui parle d’un roumain, travailleur dans le bâtiment. Il souffre de l’exil et de l’éloignement de son très jeune fils qu’il ne connaît pratiquement qu’à travers les vidéos de son téléphone. Cette suite de deux mélodies, largement inspirée de la musique roumaine, j’en ferai quelque chose de très différent sur le court-métrage mais ici, vous avez sa version « Mierlitsienne » !
Jean-Christophe, tu as passé beaucoup de temps à étudier la musique roumaine : est-cE que la technique violonistique développée pour ce type de musique diverge beaucoup de celle nécessaire à l’interprétation de morceaux du répertoire classique ?
J : Oui et non, la question est vaste. Un souvenir me vient. Je suis dans le salon de Marcel Râmba près de Reghin en Transylvanie. Marcel est mon maître de violon, un excellent violoniste tsigane et un très bon pédagogue en plus. J’ai passé un temps fou chez lui à décortiquer son jeu et à lui faire répéter des ornements dans tous les sens. J’ai donc acquis grâce à lui une technique qui se rapproche de celle jouée en Transylvanie. Il avait sur son pupitre quelques partitions de musique classique, un Concerto de Vieuxtemps que j’avais joué vers 17 ans, niveau DEM (nldr : Diplôme d’Etudes Musicales obtenu au conservatoire). J’en joue les premières notes puis il me dit : “Laisse ça, c’est pas pour nous !” Après une seconde de vexation, je suis le plus heureux du monde ! D’après lui, ça y est, je fais partie de la grande famille des violonistes trad, des violonistes du folklore, des violonistes qui font taper les gens dans leurs mains !!!
Donc, je dirais, oui la technique est trop différente entre ces styles pour bien exécuter les deux.
Le contre-exemple c’est que j’ai pu rencontrer des violonistes roumains ou serbes ou encore bulgares qui jouent leur répertoire « trad » le vendredi et du caprice de Paganini le samedi accompagné par l’orchestre de Berlin donc… oui, la question est vaste.
Romain, tu joues également de la balalaïka : peux-tu nous parler un peu de cet instrument russe ? Quelles sont les différences principales avec une guitare classique ?
C’est l’instrument qui a longtemps été le plus populaire et que l’on retrouvait dans toutes les villes et campagnes principalement pour accompagner le chant et jouer quelques mélodies. L’instrument était souvent fabriqué avec les moyens du bord et n’a répondu à aucun standard pendant des siècles. Puis, au début du XXème siècle, un violoniste et un luthier ont travaillé à en faire un instrument de concert et c’est la balalaïka que l’on joue aujourd’hui. Elle a trois cordes, deux cordes en nylon à l’unisson (mi) et une corde en métal (la). Elle se joue aux doigts avec une technique de main droite assez particulière. Promis, la prochaine fois que je viens au Studio Escobette je prends ma balalaïka!
Vous chantez également tous les deux dans différentes langues slaves : en parlez-vous pour de vrai ou est-ce simplement phonétique ?
R : Je parle couramment le russe depuis tout petit donc ça fait une bonne base pour appréhender d’autres langues slaves. Pour le roumain qui est une langue latine c’est plutôt le français, l’espagnol et le portugais qui m’aident à le comprendre. En revanche, je chante le géorgien et le tzigane de manière phonétique. Je comprends le sens des chansons et je connais quelques mots mais je ne le parle pas. Mais en l’occurrence dans « Luna Mtatsminda » et « Lalebi » il y a des couplets en russe !
J : Je chante beaucoup moins que Romain. Les chansons que je chante pour mon plaisir ou dans mes différents groupes sont dans des langues que je parle. Pour les autres, notamment avec Romain, je me fais aider par lui !
Votre répertoire couvre un large panel de morceaux traditionnels russes, roumains et tziganes. Quelles sont les similitudes et les différences entre ces répertoires ?
R : Ça dépend un peu du zoom que l’on a sur chaque style. On peut aller loin dans les spécificités et trouver des différences entre la musique d’une région et d’une autre qui se trouve juste à côté. Mais ce sont aussi des musiques populaires qui, quelle que soit la région, ont des similitudes au niveau de l’énergie, du son ou même de leur fonction. Elles font partie intégrante de la vie. N’importe quelle fête ou rassemblement entre amis est inimaginable sans musique.
J : En effet, je crois que le zoom dont parle Romain c’est vraiment ça le truc. Quand j’ai commencé à écouter les différents styles des Balkans, je ne pouvais pas faire la différence entre la musique Roumaine et Bulgare par exemple. A présent, au bout de deux notes je l’entends. Là on parle de deux pays, mais en Transylvanie, entre deux villages, les violonistes jouent différemment, mais je veux dire vraiment différemment. Ça donne une telle impression de vertige de se dire ça. Je connais très peu la musique d’Amérique Centrale. Je confondrais à coup sûr une mélodie du Honduras avec une musique du Guatemala. Mais c’est aussi merveilleux de se dire qu’après des années d’écoute, de recherche et de pratique, on se forme l’oreille et on comprend les trésors que nous réservent toutes ces musiques ancestrales qui traversent les hommes et les époques.
Quelle est la part improvisée et écrite dans ces répertoires ?
R : C’est grosso modo assez écrit mais avec souvent des séquences improvisées sur une structure, un ostinato ou juste un accord.
J : Oui alors, Romain dit écrit mais disons “fixé”. Il y a très peu de partitions de ces mélodies. Le folklore de Roumanie par exemple c’est souvent des chansons qui sont reprises par des instrumentistes qui y appliquent des variations typiques de leur jeu, des ornements à eux, des “tricks”, des “signatures”, bref une trace qu’ils laissent sur une mélodie et qu’ils passent au prochain ! A l’inverse, certains pays comme la Bulgarie a entrepris un énorme travail de transcription et les conservatoires ont en leur possession une énorme quantité de morceaux traditionnels écrits et arrangés sur papier. Chaque pays/région a un peu sa façon de faire je crois.
Quid des mesures asymétriques que l’on retrouve souvent dans ces musiques des balkans : cela vous a-t-il posé des difficultés dans leur apprentissage ou c’était plutôt inné ?
R : ça m’a posé des difficultés parce que j’ai découvert ça tardivement, mais j’adore ça !
J : j’ai découvert mon premier Geampara, mesure en 7/8, joué en Roumanie mais turc à l’origine. J’ai bien “serré” au début mais à force ça a été ! Ce qui est plus compliqué ce sont les rythmes non réguliers, que l’on ne peut pas subdiviser en croches ou doubles croches. En Transylvanie il y en a quelques-uns, provenant de l’influence hongroise.
Des projets à venir avec le duo Mierlitsa ?
Continuer à passer des beaux moments à faire de la musique ensemble et puis peut-être enregistrer un album ensemble !
On termine avec les trois albums que vous avez le plus écoutés ces derniers temps, histoire de nous faire patienter jusqu’au prochain épisode !
R : “Esprit des Balkans”, 2013, un album produit par Jordi Savall, grand spécialiste de la musique ancienne. Une magnifique compilation avec d’excellents musiciens ! “Evocazione e Invocazione” de Davide Ambrogio, 2021. Je l’ai entendu au Babel Med 2023, c’était un instant magnifique.
J : “Trio dobrogea” un super album avec notamment Mihai Trestian, un cymbaliste moldave résidant aujourd’hui à Nantes. “Rabeca brasileira” de Claudio Rabeca. La rabeca c’est le violon brésilien, à découvrir ! Et puis oui !!! “The Best of Joe Venuti & Eddy Lang” !!!
Merci à vous d’être passés, à bientôt !
Duo Mierlitsa
Jean-Christophe Gairard
Romain Gourko